Ascenseur pour l'échafaud
La chronique qu’a signée Michel Contat dans Télérama la semaine dernière à propos de l’album de Médéric Collignon a provoqué une vague d’indignation dans le monde du jazz comme rarement il s’en produit. Rappelons les faits : Médéric publie sur le label Minium une sorte de remake de « Porgy and Bess » decalqué de la version de Miles Davis et Gil Evans, transposant les arrangements pour grand orchestre à l’échelle de son quintette en ayant recours abondant au synthétiseur et aux techniques d’enregistrement multiple. Son groupe s’appelle Jus de bocse, sorte de compression verbale de juke-box et jus de boxe : les sons qu’on a dans la tête et la sueur du boxeur, les 45 tours d’antan et le poing dans la gueule, les vinyles qu’on chérit et l'image du sang qui gicle sous les applaudissements. Miles aimait la boxe, il en aimait le rythme, le sautillement, la gestuelle aux accélérations précises et fugaces, l’impact du coup qui fait mouche, la théâtralité des combats aussi, on imagine. Je ne sais pas si Médéric aime la boxe, je sais qu’il aime Miles Davis (mais pas que) à la folie. Son idée de refaire un disque comme on refait un film est une idée dans l’air du temps : comme au cinéma (art qui a peu ou prou le même âge), le jazz aime relire ses classiques. Médéric, dans sa déraison amoureuse pour la musique de Miles, repart de Miles, édifie pièce par pièce le chef-d’œuvre, introduit (un peu) de sa démesure, chante, souffle, gémit, transpire, à recomposer la plénitude des arrangements de Gil Evans et pose sur cet échafaudage, des solos qui convoquent le spectre de Miles. La vie de Médéric (écoutez-le parler, lisez ce remarquable texte que lui a consacré l'écrivain François Bon) est une angoisse de la mort transmuée en musique.
Il y a mille raisons de ne pas aimer ce disque et de ne pas aimer Médéric Collignon. L’un comme l’autre dérangent parce qu’ils ne sont pas ce qu’on s’attendrait qu’ils soient. Ce disque est sage quand on le croirait déluré ; ce musicien n’est pas l’agité du bocal qu’il laisse croire (Claude Barthélemy aime à dire que, dans son second ONJ, c’était l’un des musiciens qu’il n’arrivait pas à pousser à bout – alors qu’on a l’impression qu’une étincelle suffirait à le dynamiter). Il sait soigneusement ce qu’il fait, sous les apparences d’un histrion hyperactif. « Médo », comme on l’appelle, provoque les mêmes incompréhensions, les mêmes fantasmes, les mêmes railleries, chez ceux qui l’écoutent que Rimbaud, enfant comme lui de Charleville-Mézières. On ne le croit pas capable d’être ce qu’il est. On réduit ses ambitions à de l’arrogance.
Revenons à Contat. Ce qui choque unanimement musiciens, journalistes et programmateurs dans son texte (y compris des personnes qui n’ont aucun attachement affectif pour Médéric), ne tient pas aux réserves formulées sur l’album (son idée directrice, son parti pris, sa relative conformation à l’original qui peut surprendre de la part d’un musicien qui s’est fait remarquer comme l’enfant turbulent de nombreux orchestres) mais bien à la démolition en règle de ses compétences d’instrumentiste et d’interprète. Avec une froideur qui relève du sadisme, une minutie trop exercée pour relever d’un coup de colère : il n’a pas de lèvres, il n’a pas la carrure, il n’a pas la technique (je résume). C’est tellement mauvais que je le crucifie (je symbolise). Et ceux qui le distinguent sont des incompétents (l’académie Charles-Cros égratignée au passage). Le crime est prémédité, il tient du châtiment. Pour quelles raisons dézinguer en plein vol un musicien au moment où il a une chance de se faire connaître ? A-t-on besoin de ça ? D’autant plus quand ce même musicien a été plébiscité par d’autres de l’importance d’Andy Emler, Louis Sclavis, Denis Badault, Claude Barthélemy, et j’en passe. Seraient-ils sourds ?
Michel Contat, lui, pèse lourd. Télérama et ses centaines de milliers de lecteurs en font le critique le plus puissant, dont les avis conditionnent à la fois une partie du marché du disque mais aussi l’opinion des responsables de programmation pour qui l’hebdomadaire fait office de bible. Ce qui en fait un personnage courtisé et honni. Michel Contat ne l’ignore pas. Lorsqu’il cloue au pilori Médéric Collignon, il sait ce qu’il fait. Michel Contat est un homme posé, à la parole mesurée, aux manières délicates. Ni un pamphlétaire, ni un méchant. Cela ne fait que renforcer l’injustice de sa chronique et l’impression qu’elle est sous-tendue par un règlement de comptes qui ne veut pas se dire. Ce n’est pas à son honneur, comme ce n’est pas à l’honneur de Télérama d’avoir laissé paraître cette chronique haineuse qui ne sert personne. Si ce n’est à faire parler de soi.